image philosophie

Jérôme LÈBRE

Ancien(ne) Directeur de programme du 01/07/2013  au 30/06/2019

Direction de programme : Stations - Ou comment tenir l'immobilité

Résumé : L’immobilité n’est pas une catastrophe. Elle ne se confond pas non plus avec la simple inertie. Plus immobile qu’elle, elle tient, se tient au bord de l’abîme, et elle y reste autant que possible. Il ne faut pas attendre d’elle qu’elle s’accomplisse dans le mouvement : elle est déjà aussi un mode du mouvement, un repos dynamique ou tonique. Se refusant à toute éternisation, elle se dissémine dès lors en une multiplicité de stations, images, textes, corps, pensées, si bien que l’on peut aller loin sans faire un seul pas.
Cette expression, « ne pas faire un pas », sera prise avec le plus grand sérieux et dans toute son extension. Après tout c’est elle qui, chez Kant, caractérise la métaphysique, et la critique est la métaphysique en tant qu’elle ne fait pas un pas de plus dans le domaine des idées. Ainsi les grands penseurs du temps et du mouvement ont aussi été ceux de l’immobile, depuis Aristote, définissant l’intuition du vrai comme l’arrêt qui ordonne à nouveau une armée en déroute. « Ne pas faire un pas » n’est pas une métaphore : cela implique aussi une pratique de la pensée, une manière de méditer, parfois sur une seule jambe (Nietzsche), ou plutôt des pratiques dont certaines sont vieilles comme le monde. Cela implique un corps, qui tient selon un certain équilibre. Certes il n’y a rien de plus dur à tenir que l’immobilité (à l’école, en prison) mais cette dureté, exprimée dans un texte terrible de Lautréamont, est donc aussi celle de la photographie, des plus grands films, de la poésie. Que l’on pense à Artaud : tous ceux qui « parlent des courants de l’époque » sont des cochons, alors qu’il faut seulement un beau pèse-nerfs, « une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit ».
Chaque séance de ce séminaire sera une station. C’est bien ce qu’elle est toujours, une station assise, donc paradoxale ; on se demande pourquoi et comment on tient et pour combien de temps encore, donc cette fois-ci on se le demandera vraiment. Comment les animaux tiennent-ils immobiles ? Et le couple homme-cheval ? Et l’homme seul, le comédien, le danseur, celle ou celui qui pose ? Et les hommes, dans un embouteillage, un aéroport, une station de métro, une station balnéaire ? Comment une armée se tient-elle immobile ? Comment toutes ces immobilités évoluent-elles, quels changements de position provoquent-elles ? Si ces questions ont déjà été posées, on les reposera, pour que rien ne bouge. A l’horizon, immobile, se tient une certaine idée du courage.