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Nadia Yala KISUKIDI

Ancien(ne) Directeur de programme du 01/07/2013  au 30/06/2019

Direction de programme : Universalisme(s) : reprises, critiques et généalogie d'un discours. Autour de Léopold Sédar Senghor, Fabien Eboussi Boulaga et Jean-Marc Ela

Résumé : Les études postcoloniales ont développé une certaine critique de l’humanisme et de l’universalisme hérités des Lumières et des « effets d’aveuglement et de cruauté » qu’ils ont pu induire en situation coloniale. Cet universalisme, en tant qu’il affirme l’existence de traits irréductibles de la vie humaine au-delà des effets produits par les conditionnements locaux et culturels et qu’il soutient, par suite, une certaine théorie des valeurs, apparaît certes incapable de reconnaître la différence culturelle, mais semble surtout soutenir les stratégies d’un discours impérial, promouvant une idéologie du progrès et de l’avancement masquant la domination des peuples colonisés. Le discours universaliste pris dans ce qu’Achille Mbembe appelle la « prose coloniale », c’est-à-dire « le montage mental, les représentations et formes symboliques ayant servi d’infrastructures au projet impérial » , peut ainsi être interprété comme un discours de la duplicité.
Ces critiques entourent de soupçon la rhétorique de l’universalisme, prise dans une quadruple articulation discursive : anthropologique (affirmation de l’unité de l’humanité par-delà les différences), axiologique (il existe des valeurs universelles), morale (l’universel comme soubassement d’exigences morales considérées comme légitimes), et juridico-politique (défense du droit d’ingérence, des droits de l’homme et de la démocratie).
Le discours de l’universalisme, en disqualifiant les exigences émancipatrices qu’il présente comme lui étant propres, semble appartenir au registre de la fabulation et ne peut constituer, sérieusement, une proposition claire et effective en vue de la constitution d’une politique du vivre-en-commun, travaillée par une réflexion critique sur les expériences violence et de négation ontologique et axiologique, en situation coloniale, post-coloniale, voire néocoloniale. Il semble ainsi saper les possibilités concrètes d’une cosmopolitique, en soutenant une logique de l’assignation à une identité (celle d’une race, d’une couleur, d’un genre…) soubassement de l’alternative discriminante eux/nous.
(1) Achille Mbembe, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », in Esprit, Décembre 2006, n° 12, p. 118
(2) Achille Mbembe, art. cit., p. 118

Cependant, dans l’ombre de leur travail critique, ces analyses, loin de toujours l’enterrer, laissent peut-être entrevoir à quelle condition pourrait être repris un discours éthique et politique de l’universel devenant opératoire pour disqualifier des stratégies de récusation de l’humain et impliquer une transformation de l’ordre social constitué.
L’enjeu de ce projet consistera ainsi à tester la pertinence d’une reprise de la question de l’universalité selon quatre axes :
1/ historique : établir la généalogie critique du discours de l’universalisme
2/ éthique : se demander dans quelle mesure le recours au concept d’universel s’avère nécessaire et opérant pour démonter les stratégies de récusation de l’humain, soutenues par des processus imaginaires et rationnels d’altérisation et de fictionnalisation d’un absolu de la différence.
3/ politique/cosmopolitique : interroger les conditions à partir desquelles quelque chose comme un monde partagé, sapant toute « géographie du deuil et de la souffrance » (Crépon), est pensable.
4/ disciplinaire : s’attacher aux productions de l’africana philosophy - notamment aux œuvres de Senghor, Boulaga et Ela - ayant précisément pour objet la reprise d’une pensée politique centrée sur le concept d’universel, intégrant à la fois la critique théorique de l’universalisme et les expériences de cruauté et de violence propres à l’Afrique coloniale et postcoloniale.

Tester la pertinence d’une telle reprise consistera ainsi à savoir si un universalisme concret et non plus abstrait apparaît concevable en sa vérité ou si le fait même d’envisager une telle reprise ne souligne pas, plutôt, la persistance hégémonique d’un discours de l’universalisme usé dont il faudrait définitivement se défaire.
D’un point de vue méthodologique, ce questionnement s’effectuera à l’intersection de la philosophie éthique et politique, de l’histoire et de la philosophie de la religion. Il invitera certes, à analyser les pensées de Boulaga, Ela et Senghor, mais à l’intérieur d’une cartographie des reprises et des critiques du discours de l’universalisme à partir de l’émergence de la théorie critique, des approches postmodernes, et du développement des studies (subaltern, postcolonia et african studies) aux XXe et XXIe siècles.