image philosophie

Pierre DROGI

Ancien(ne) Directeur de programme du 01/07/2004  au 30/06/2010

Direction de programme : Pouvoirs de la fiction ? Sur le sens de la relation littéraire

Résumé : En principe, la fiction ne devrait jamais pouvoir être prise pour autre chose que ce qu’elle « est » : un presque rien de mots faisant image, « quasi sit nihil », selon les termes de Geoffroy de Vinsauf, à la fin du XIIe s..
Or il est possible de rencontrer « en littérature » deux sortes de fictions.
La première, la plus ancienne à vrai dire, celle qu’on aimerait qualifier de « véritable », tient à la fois et en même temps sous l’attention du lecteur ce qui est dit et le fait que l’on est en train de le dire. Elle tend à éviter prudemment, par la barrière du « comme si », toute coalescence et toute réduction éventuelle du dire au dit, du mot à la représentation (ou à l’image), toute adhésion aussi du lecteur au pouvoir suggestif de l’auteur. Elle creuse au contraire ces écarts et les exhibe.
La seconde (dénoncée par Flaubert dans Mme Bovary ou par Cervantès dans le Quichotte) cherche à l’inverse à se donner pour autre chose que ce qu’elle « est », vise à un « effet de réalité », dissimule ou oublie (feint d’oublier) que les images qu’elle nous offre sont portées par des mots et référables seulement à un acte de parole qui, au sens strict, du point de vue de « l’existence » − contrairement à ce que prétend, par exemple, la magie − ne performe rien d’autre que lui-même. Elle tend donc à se dissimuler comme fiction, dans l’espoir, peut-être, que le lecteur se laissera prendre à ses pièges, soumettre à sa volonté hypnotique de lecture univoque.
C’est à la première que nous voudrions nous attacher : celle qui s’affranchit des représentations qu’elle propose en les donnant à voir comme fiction, celle qui les dérobe, du coup, à toute positivité, à toute stabilité, à toute volonté de contraindre, qui renonce à tout pouvoir sur elle-même comme sur le lecteur − parce qu’elle cherche à révéler avant tout, derrière les figurines qu’éventuellement elle agite (personnages, événements, décors…) la relation paradoxale et essentielle qui lie un auteur à son lecteur.
Et c’est vraiment là son enjeu : ce jeu étrange entre ouïe et vue, mot et chose, existence et non existence par quoi elle se définit vise à mettre en évidence, par delà un contenu, la relation auteur lecteur. Véritable jeu de cache-cache où jamais l’auteur ne verra le lecteur en face, et réciproquement, mais où l’un et l’autre sont tenus à une responsabilité, placés comme sous un régime anticipé de l’eschatologie, lié précisément au caractère évanescent et mortel, suspendu, d’une telle relation.
Par une suspension provisoire de tout ce qui fait « nos » représentations − par la mise entre parenthèses à la fois du monde (de la thèse du monde) et de toutes les identités − la fiction propose une mise à nu du lien qui lie ainsi tout homme à tout homme. Elle le fait à fleur de souffle, dans un présent tout aussi bien absent où se joue la responsabilité et peut-être même la possibilité d’un jugement, parole en cela constituante de notre indéterminable « humanité ».