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Pierre CARRIQUE

Ancien(ne) Directeur de programme du 1/07/2007  au 30/06/2013

Direction de programme : Veille, rêve, sommeil : les aventures du sens

Résumé : Toutes les doctrines ontologiques se présentent elles-mêmes selon l'unité formelle du concept d'être visé, qu'il soit déterminé ou indéterminé, rempli ou vide, affirmé ou nié ; mais à se situer en toute rigueur du seul point de vue de notre expérience d'être, ce que celle-ci nous livre, ce sont d'abord les modifications globales de la tournure de cette expérience, les flexions ou inflexions structurelles de l'acte d'être en veiller, rêver et dormir. Il y a là quelque chose comme une empiricité a priori qui recueille toutes les variantes ontologiques du moindre être, de l'être à peine, de l'évanescence d'être, du n'y pas être, de l'y être sans être, de l'être par procuration, des doublures d'être, etc. Nous chercherons à comprendre selon les relations veille/sommeil/rêve l'unification du phénomène visé au titre du mot « être », et l'unité possible de la signifiance du terme, en nous aidant de trois figures qui « serrent » l'expérience de l'y-être et ses déclinaisons: celle de l'entrelacs, celle du transit, celle de l'espacement.
De l'entrelacs : veille, rêve et sommeil ne sont pas des dimensions qui s'excluent mutuellement, se chassent en se succédant, dans une sorte d'alternance de simple extériorité – d' « externance », comme si rien de l'une ne demeurait en l'autre ; d'abord, parce qu'elles s'entrappartiennent sur le plan de la possibilité, elles sont la possibilité les unes des autres. Le sommeil est constitué par la possibilité de s'en éveiller, la veille par la possibilité de s'y endormir, le rêve se retient en l'une (la puissance du sommeil) en n'étant que par l'autre (la possibilité du réveil) ; ensuite de quoi, parce qu'aucune plénitude, complétude ou intégralité ne peut être atteinte en aucune de ces trois inflexions d'être : pas de veille si plénière qu'elle n'ait à se surveiller, de sommeil si complet qu'on ne sache s'en extraire, de rêve si prégnant et durable qu'il ne finisse par verser en sommeil ou en réveil ; enfin, par la compénétration des « contenus » et la porosité mutuelle qui rendent toute délimitation fluctuante, comme des feuilletures de rêve s'introduisant dans notre veille, ou de persistants sommeils établis à l'entour de notre éveil.
Du transit, conséquence de ce qui précède : un être à demeure, un demeurer dans l'être par le penser ou l'habiter, se trouve nécessairement fragmenté, décliné et diffracté selon ce qui de lui veille encore, ou déjà rêve, ou enfin dort. Etre est alors être en transit de soi ; ce n'est pas en un sujet ou un support imperturbable et inaltéré qu'adviennent et alternent trois « états », mais nous-mêmes qui continûment y passons, ne cessons d'y passer, d'y verser, d'y entrer, d'en surgir. L'identifiabilité pour la pensée du verbe « être », l'aspect unifiant de la visée métaphysique qui l'articule ("l'être"), le majuscule (« l'Etre ») et le « génitive » (« pensée de l'Être », « vérité de l'Être »), peut-elle rendre compte de sa phénoménalité échappante, de sa fuyance, de sa multilatéralité incessamment transitoire ? Derechef, que savons-nous d' « être », quand touchons-nous à « être », si ce n'est en y étant, si ce n'est qu'il s'agit d'y être ? Et que cet y-être soit troué de sommeils, strié de rêves et transi d'éveils, ne le rend-il pas objet foncièrement rebelle, spontanément hostile à la pensée métaphysique ?
De l'espacement, enfin : oui, du jeu de ces inflexions entre elles, des tensions de distance inhérentes à leurs articulations (s'éveiller, s'endormir) – des passages en « régimes d'être » à la fois concordants et contrariants (pensons à la simultanéité du sommeil et de l'éveil dans le rêve, ou aux étranges « rêves de réveil ») – des ruptures abruptes et des traversées de néant – et des écartements, sinon des écartèlements de nos positions d'être, naissent l'inquiétude et le mouvement du sens, qu'être puisse faire sens ou non-sens, qu'être soit suspension de sens, sens en pointillé, ou désagrégation du sens – possibilité méditée par Husserl, et Lévinas, selon des voies apparemment autres.
Ces trois figures devraient être, au cours de cette recherche, parcourues et nourries de la lecture obstinée des philosophes de l'Antiquité, de l'idéalisme allemand et de la pensée française contemporaine ; le développement s'orientera vers une ontologie de l'absence, à laquelle le séminaire tentera d’articuler une cosmologie du désir et une phénoménologie de la nudité.
Après avoir esquissé à grands traits l'intention philosophique générale du propos, signalons maintenant les croisements avec d'autres disciplines de la réflexion : 1) Avec la biologie et la biochimie du sommeil et du rêve – depuis le travail de Claude Debru (Neurophilosophie du rêve , 1990), les directions prises par la recherche se sont-elles modifiées? L'exception onirique à la loi du Q10 est-elle mieux comprise? L'embryologie a-t-elle éclairé la notion de « sommeil sismique », qui semble solidaire de la genèse de la sensorialité et précède l'alternance « classique » des périodes d'éveil et de sommeil du fœtus? De quoi les variations « historiques » du sommeil, constatées par la médecine de l'insomnie, sont-elles symptomatiques ? 2) Avec la psychologie et la psychanalyse, comme cela, quant au rêve, semble tomber sous le sens – mais quel sens ? Les tensions, de Freud à Lacan et d'autres, sont sensibles à ce propos, par exemple concernant la possibilité du dénudement comme préparation au sommeil, de l'identification d'une nudité nôtre, physique et psychique, ainsi que les types d'ambiguïté et d'incertitude des limites du Moi ; mais aussi, quant au dormeur rêvant et la possibilité de sa relation à l'altérité – narcissisme du sommeil et égoïsme du rêve seraient ici interrogés. 3) Avec les sciences sociales et la structuration du champ politique, la question peut être placée sur le terrain des fonctions et formes d'usage du rêve et du sommeil dans l'espace collectif, selon la diversité historique et géographique des sociétés. Il ne semble pas que depuis le rassemblement d'études de Roger Caillois (Le rêve et les sociétés humaines, 1967), aucune tentative de même ampleur ait été menée. Dans quelle mesure les variations des styles sociaux (européen, indien, etc.) sont-elles compréhensibles depuis les distributions des secteurs et des puissances respectives de la veille, du sommeil et du rêve ? Peut-on repérer un ou des invariants, et lesquels ? 4) Quant aux questions soulevées par l'indistinction phénoménale du rêve et de la veille, par la délimitation fluctuante de la « scène onirique » et le regard du spectateur, elles s'articulent avec fruit à l'analyse esthétique d'œuvres picturales, théâtrales ou cinématographiques qui s'essaient à sa représentation ; comme en poésie ou dans le roman, la question de la fonction du rêve dans la création littéraire, dans la progression de l'intrigue et l'élaboration de l'écriture, reçoit un nouvel éclairage des correspondances entre le texte romanesque ou poétique et l'expérience onirique, tout autant dans ce que le texte nous dit du travail du rêve que par ce que le rêve nous dit du travail du texte : traduction, transposition et fixation instable et non conceptuelle d'un processus imagier/langagier en reprises et débordements incessants, par où se produisent fascination et absorption dans sa lecture, qui est sommeil à tout le reste. 5) Enfin, le texte biblique, ainsi que quelques œuvres patristiques et théologiques offrent de riches aperçus sur l'extension de la signifiance du rêve et du sommeil comme domaines d'affect. Feuerbach écrit, dans L'essence du christianisme : « Le rêve est la clé des mystères de la religion ». Suivre cette piste est une perspective possible ; peut-être permettrait-elle de faire du rapport au rêve la ligne de césure entre une religion de l'affect et des mystères et une « religion de la raison », selon l'expression de Hermann Cohen ; mais c'est aussi la question de la plus ou moins grande distance des conceptualités du penser et du rêver/songer, du veiller et de « être », qui pourrait par là être abordée.