image philosophie

Salim ABDELMADJID

Ancien(ne) Directeur de programme du 1/07/2010  au 30/06/2016

Direction de programme : Un concept d'Afrique

Résumé : Nous ne connaissons pas le sens du mot « Afrique ». Preuve en est la diversité des définitions : géographique (l'Afrique est un continent), démographique (l'Afrique est les Africains), politique (l'Afrique est l'Union Africaine), raciale (l'Afrique est l'Afrique noire), etc. Ces définitions sont parfois contradictoires en elles-mêmes : la définition raciale fait prévaloir la couleur de la peau sans pourtant intégrer les populations noires des Amériques. Elles sont contradictoires entre elles : ainsi la définition géographique exclut Madagascar quand la définition politique l'inclut. Elles sont le plus souvent indéterminées : par exemple, la définition démographique ne répond pas à la question Qui sont les Africains ? Sont-ils les natifs du continent ? Ses habitants ? Ceux qui, par leurs nationalités, sont administrativement attachés aux États du continent ? Nous tenterons de déterminer le sens du mot « Afrique » par l'élaboration d'un concept d’Afrique. Il s'agira de chercher s’il peut exister une idée qui correspond au mot d’Afrique et à l'Afrique. Constitutivement fait empirique, son idée ne saurait être comparée à une Idée qu’il s’agirait de dévoiler. Il s’agira de la créer et, pour cela, de poser un problème philosophique qui l’appelle pour sa résolution.
Pour aller du problème au concept d'Afrique, nous ne posséderons pour commencer que le mot d'Afrique lui-même. Il n’est pas évident que les Africains se soient nommés eux-mêmes « Africains ». « Afrique » vient du latin « Africa » par quoi Rome désignait cette partie du nord du continent qui correspond à peu près à l’actuelle Tunisie. Il a fallu l’invasion européenne, la traite négrière et la colonisation pour que le nom « Afrique » soit étendu, par les Européens, à l’ensemble du continent et de ses habitants. Nous considérerons attentivement le moment des luttes d’indépendance quand, en dépit de l’infinité des différences qui parcourent le continent, la quasi-totalité des organisations indépendantistes reprennent à leur compte le mot d'ordre de l’Unité Africaine. Ce moment oriente vers une compréhension de l’histoire du nom « Afrique » comme histoire d’une aliénation puis d’une rappropriation de soi, et vers une première idée qu’exprimerait le mot d’Afrique : l’unification (de l’Afrique) par négation (africaine) de la négation (européenne de l’Afrique).
Ce processus historique d’aliénation-libération de l’Afrique vis-à-vis de l’Europe justifiera d’orienter nos recherches vers le concept d’Europe qui émerge de la tradition philosophique européenne, notamment chez Kant, Hegel et Husserl. Nous constaterons que, pour parvenir à l’unicité de l’idée d’Europe, il a semblé nécessaire à ces trois philosophes de recourir à trois concepts principaux, l’histoire, la dialectique et la téléologie, et d’opérer en même temps une différenciation spécifique faisant toujours intervenir l’Afrique comme tout ou partie d’une anti-Europe, miroir négatif permettant à l'Europe de se penser elle-même. Nous verrons que l'ethnocentrisme évolutionniste sous-jacent à ces constructions repose sur une conception désincarnée de l'histoire, à laquelle il faudra opposer la nécessité, pour ancrer empiriquement notre concept, de l'ancrer géographiquement : de le spatialiser.
Étant donné la nécessité pour décrire l'Afrique, de la décrire toujours en même temps dans l'horizon du monde ; étant donné que problème philosophique de l’Afrique et concept d’Afrique, pour être saisis et exprimés, doivent pouvoir valoir universellement ; étant donné enfin la prééminence géographique de la compréhension usuelle de l’Afrique ; l’universel en question devrait semble-t-il lui aussi être géographique. Or, l’universel géographique, c’est le monde. En quoi la détermination d'une négativité africaine, comme productivité unificatrice de soi de la négation par soi de la négation de soi, pourrait-elle avoir une signification mondiale ?
En dépit de la proclamation quotidienne de l’existence d’un processus d’unification du monde – « la mondialisation » –, le monde n’est pas unifié. Preuve en est, plus encore que l’existence de frontières, l’inégalité face à elles : le fait que certains, toujours les mêmes, y passent et que d’autres, toujours les mêmes, n’y passent pas. Au sens où son unité n’est pas trouvable, il pourrait donc être dit, avec Alain Badiou, que ce monde, en tant que monde, n’existe pas. Il y aurait ainsi une certaine adéquation entre la négativité africaine effectuée et la négativité mondiale à venir : l’existence du monde dépendrait de son unification qui elle-même dépendrait de la négation de sa négation, sa scission. En ce sens, dire « l’Afrique existe », ce serait dire « le monde n’existe pas » ; et ce vers quoi nous serions orientés, ce serait la position du problème philosophique de l’Afrique comme celui de l’existence du monde ; la formulation d’un concept d’Afrique comme utopie d'une telle existence.
Les principaux résultats escomptés de ce travail sont : au plan politique, la légitimation philosophique du projet de l’Unité Africaine ; au plan métaphysique, la démonstration du fondement politique de toute ontologie ; au plan logique, la détermination de tout universel comme limité parce qu'incarné ; au plan épistémologique, la détermination des modalités d'ancrage empirique des concepts philosophiques et la détermination d'un agencement de la philosophie et des sciences humaines ; au plan psychologique, la démonstration de la vérité, et de la transversalité de l’individualité à la collectivité, de la formule de Sartre en préface des Damnés de la terre : « nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce que l’on a fait de nous » .